À l’approche de la levée du confinement, et notamment du retour d’élèves dans les classes, Laurent Chazelas, président de l’association française des psychologues de l’Éducation nationale (Afpen), livre son regard et ses conseils pour les semaines à venir.
Déconfinement des écoliers : "Le jour d’après se construit dès aujourd’hui"
En quoi cette pandémie qui contraint en France au confinement est-elle déstabilisante ?
Ce que nous vivons est inédit. Notre quotidien a été bouleversé ; il est aujourd’hui marqué par le télétravail pour beaucoup, par ce qu’on appelle improprement « l’école à la maison » (car l’école, justement, ce n’est pas la maison), des réunions par visioconférence, vidéos en tout genre, coaching sportif... Nous sommes presque trop sollicités ! Il s’agit là d’une façon de gérer l’anxiété, de nous sentir utile, existant, en lien. Les conflits sont tout à fait normaux, les tensions étant accentuées par la promiscuité. Après presque deux mois de confinement, la difficulté réside dans l’incertitude quant à l’avenir. C’est ce qu’il y a de plus compliqué à gérer pour l’être humain ! Il doit alors mobiliser des ressources nouvelles pour durer, renouveler ses propositions et habiter l’attente.
Justement, en tant que parents, comment accompagner au mieux les enfants ?
L’essentiel est de garantir une sécurité psycho-affective à l’enfant. À nous, adultes, de garder à l’esprit que ce confinement n’est que transitoire : nous allons tous sortir de nos maisons, revivre, reprendre une vie normale. Il faut avant tout cultiver la capacité à s’évader, à rêver, à imaginer : regarder par la fenêtre, inventer des histoires... Le dessin est très apaisant, tout comme les activités manuelles avec de la pâte à modeler ou de la pâte à sel. Quant au jeu, qui est une forme d’échappatoire à la réalité, il est aussi fondamental. L’air de rien, toutes ces activités aident à évacuer les tensions. Ce temps offre l’occasion de se redécouvrir en famille, alors que les liens sont parfois distendus. Bien vécu, il peut être un renforcement positif.
Et face aux inéluctables tensions ?
Lorsque le ton monte, mieux vaut s’arrêter plutôt que de risquer l’escalade. Chacun prendra une pause pour souffler, se ressourcer. Il s’agit d’habiter différemment l’espace, ménager des moments d’intimité, organiser des sorties à tour de rôle, sans que tous les enfants soient ensemble par exemple, prévoir que le couple sorte seul aussi. Les règles habituelles seront assouplies. Les enfants seront probablement davantage derrière les écrans. L’adolescent, pour qui les amitiés sont très importantes à son âge, sera autorisé à porter un casque et à s’isoler parfois pour entretenir des conversations. Enfin, un « coup de mou » est normal. Il s’agit alors d’écouter l’enfant, de normaliser son ressenti, d’exprimer le sien aussi.
Il nous incombe d’inventer une autre manière de faire notre deuil, d’imaginer poser un acte symbolique...
Certains évoquent un risque de syndrome post-traumatique. Faut-il le redouter pour nos enfants ?
Toute histoire est singulière. Certains vivent très bien cette situation, d’autres très mal, tout dépend du contexte, du tempérament, de l’histoire aussi, si la famille est confrontée à un décès, par exemple. Nous traversons certes un moment de crise, mais il ne faut pas exagérer : il ne s’agit pas d’un événement d’une violence intense où il serait question de vie ou de mort pour l’enfant. En revanche, la question de la mort est naturelle en temps de pandémie. J’accompagne ainsi une famille touchée par un deuil qui n’a pu se rendre à l’enterrement. C’est le propre de l’être humain d’honorer ses morts, notamment ceux à qui l’on doit la vie. Il nous incombe d’inventer une autre manière de faire notre deuil, d’imaginer poser un acte symbolique, en attendant de pouvoir se rendre sur la tombe et de vivre une cérémonie familiale.
Isolement, stress, alcool... Les violences intra-familiales risquent d’augmenter. Comment y faire face ?
Les familles qui sont déjà suivies par les services sociaux continuent de l’être, par téléphone ou même parfois à domicile. En cas de pathologie psychiatrique, des hospitalisations ont été effectuées pour le temps du confinement. Nous, psychologues de l’éducation nationale, poursuivons également nos rendez-vous par téléphone ou visioconférence. Il reste évidemment les familles qui ne sont pas connues pour être fragiles et qui parviennent à donner le change, de manière plus aisée par écrans interposés. Ces zones d’ombres sont indéniables. Aussi le gouvernement a-t-il lancé une campagne contre les violences en appelant tout citoyen à la vigilance et à remonter un cas suspect au 119. Les signalements ont d’ailleurs augmenté de manière significative. Dans certaines pathologies, l’intervention de la police et un rappel à la loi suffisent à diminuer les risques de passages à l’acte. L’accompagnement de ces familles est fondamental afin de rompre leur isolement.
La continuité pédagogique n’est pas évidente à vivre pour les parents, a fortiori ceux de milieux défavorisés. Quel est votre regard sur cette situation ?
Faire travailler les enfants à la maison avec les propositions des enseignants pose un cadre structurant. Cela offre des repères temporels, un programme et revêt une forme de cohésion nationale. Ce cadre rassure les enfants. Néanmoins, la pression peut être trop forte. Il n’est pas demandé aux parents d’être des enseignants. Je crois que cette situation inédite invite à une grande souplesse. L’urgence consiste à déculpabiliser ! Il se peut qu’aujourd’hui, vous ayez profité de la terrasse, cuisiné un gâteau ensemble et regardé un Louis de Funès... Prévenez l’enseignant concerné, tout simplement.
Les enseignants sont des figures d’attachement importantes pour les enfants.
Concernant la reprise scolaire, quelles seraient vos préconisations ?
À nos yeux, l’idéal serait, même pour les classes qui ne reprendront pas en mai, un retour à l’école d’au moins deux semaines, qui permettrait aux élèves comme aux enseignants de retrouver une forme de cohésion. Les enseignants sont des figures d’attachement importantes pour les enfants. Ce temps serait aussi nécessaire pour clôturer l’année et célébrer ce qu’elle a été. Cette quinzaine transitoire serait enfin un sas de transition, qui aidera à montrer qu’un cycle se termine, invitera à tourner une page avant qu’une nouvelle s’ouvre, celle des grandes vacances.
Comment le déconfinement devrait-il être abordé à l’école ?
Il y a toute une réflexion à avoir sur l’impact de la période que nous venons de vivre, l’intégration de nouveaux usages notamment numériques, des relations nouvelles tissées entre les familles et les enseignants. Du côté des élèves, il y aura la joie des retrouvailles avec leurs camarades. L’expérience pourra être relue par des groupes de parole, des dessins, pas forcément sous l’aspect traumatique, encore une fois, mais afin de pouvoir mettre des mots sur un vécu inédit et le partager. Certains auront ressenti les mêmes émotions, d’autres non, il y a du positif, du négatif... Pour certains, enseignants comme élèves, un accompagnement sera nécessaire afin d’entendre leur anxiété. Enfin, il faudrait prendre le temps de célébrer : imaginer un moment festif, une fête de fin d’année.
Finalement, cette situation confirme que l’être humain est fait pour l’interdépendance, vivre en lien avec d’autres...
Nous sommes faits pour échanger. Dans ce domaine, les réseaux sociaux ou les jeux vidéos à plusieurs joueurs montrent leur intérêt en palliant ce manque. Quand on n’en peut plus, un appel extérieur est bénéfique et permet d’introduire un tiers. N’oublions pas les grands-parents qui peuvent offrir une respiration en racontant une histoire aux plus jeunes, par exemple. Le ministère de la Santé référence des cellules d’écoute. C’est un recours précieux, assuré par des professionnels s’appuyant sur un code de déontologie. Le « jour d’après » se construit dès aujourd’hui, par les liens que l’on entretient, par notre volonté de continuer de prendre soin de soi et des autres, par les ressources que l’on mobilise et celles que l’on apprend à solliciter.